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Puisque vous êtes traducteur, pourquoi ne traduisez-vous pas vos propres romans? 

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Puisque vous êtes traducteur, pourquoi ne traduisez-vous pas vos propres romans? Ìý

« Puisque vous êtes traducteur, pourquoi ne traduisez-vous pas vos propres romans? » Voilà probablement la question que mes étudiantsÌýme posentÌýle plus souvent quandÌýilsÌýdécouvrent que leur chargé d’enseignement estÌýromancierÌýen plus d’être prof et traducteur.ÌýEn effet, pourquoi ne pas traduire mes propres livres dans les langues que je parle? Derrière la question, il y a aussi l’idée répandue selon laquelle il suffirait que l’auteur d’un roman décideÌýtraduire son propre travailÌýdans une autre langue pour que cette traduction soit publiée à une date qu’il déterminera, chezÌýl’éditeur de son choix, qui évidemment n’attend que cela…ÌýÌý

J’adore cette question, car elle me permet de faireÌýla lumière surÌýles rouagesÌýde la traduction littéraire.ÌýÌý

Il y a d’abord une question d’habitude et deÌýpréférences.ÌýLa langue françaiseÌýestÌýl’hôtel où dorment mes modèles littéraires.Mes boussoles stylistiques sont Patrick Chamoiseau, Antonine Maillet et Marcel Aymé.ÌýPuis, il y a la question de la compétence.Ìý

Je parle couramment l’anglais, l’allemand et le portugais, à des niveaux hétérogènes, mais le français demeure la langue de l’écrit, celle que je maîtrise le mieux, mon nord.ÌýJe plaindrais les réviseurs à qui l’on confierait un manuscrit que j’aurais rédigé en anglais ou en portugais, comme ça, pour tester mesÌýpropresÌýlimites.ÌýEt comment m’assurer que je serais fidèle à moi-même?ÌýTraduttore,ÌýTradittore… Mes pires infidélités ont été commises envers moi-même.ÌýÌý

Tout cela n’offre cependant qu’une réponse partielle à la vraie question qui est posée. Et si je pouvais le faire, pourquoi cela ne serait-il pas possible?ÌýPourquoi ne pas tout simplementÌým’associer avec un collègue anglophoneÌýen faisantÌýune traduction à quatre mains pour réglerÌýle problème des compétences?ÌýQuand je n’ai pas le temps de m’étendre sur la question, je me contente de dire : « Ça ne fonctionne pas comme ça. »ÌýÌýÌý

Dans le monde concret, les choses qui « fonctionnent » sont généralement dotéesÌýd’un mécanisme, d’un moteurÌýsi elles sont très complexes. Dans le monde abstrait des idées, ce moteur prend le nom de système. La traduction littéraire est un système régi par ses contraintes et ses règles internes.ÌýCeÌýsystème tourne grâce aux décisions d’unÌýensemble d’agents, c’est-à-dire des personnes qui possèdent à des degrés divers le pouvoirÌýde faire avancer les choses, expression par laquelle j’entends :Ìýfaire apparaître mes romans dans toutes les librairies du monde, peu importe la langue.ÌýÌý

Pour bien comprendre les motivations et les décisions prises par les agents du système de la traduction littéraire, il faut retourner à deux notions fondamentales : le risque et le profit. Certains me diront que le second n’est que le résultat du premier.ÌýPourtant, lesÌýagents du système rétorqueront queÌýlesÌýprofitsÌýne semblentÌýpas toujoursÌýêtreÌýdistribuésÌýen fonction de l’intensité du risque. On s’entend donc pour dire que tous lesÌýintervenants de la chaîne du livre s’attendent à toucher un profitÌýen commençant parÌýl’auteurÌýquiÌýespère toucherÌýune quotepartÌýdont la valeur est déterminée par un contrat qu’il a signé avec un éditeur. Il faut rappeler que c’est l’éditeur qui, dans presque tous les cas d’espèce,ÌýrédigeÌýle contrat que l’auteurÌýco-signera. D’emblée, la relation de pouvoir est établie. Dans ce premier couple d’agents, c’est l’éditeur qui propose, l’auteur dispose. Soulignons quand même que dans les faits, c’est l’auteur qui a d’abord proposé un manuscrit que l’éditeur a accepté de publier. Dans ce paradisÌýantérieur au péché de publication, difficile de savoir quiÌýa tenté l’autre, quiÌýest Ève et qui est Adam. Qu’importe, à l’instant où le contrat est signé, un coup de tonnerre s’abat sur la quiétude du monde. Dans cette logique, chaque nouveau livreÌýdevientÌýun péchéÌýd’orgueil.ÌýÌý

Le risque financier est grand pour l’éditeur qui doit prendre en charge tous les frais reliés à la publication (révision, imprimeur, etc.)Ìýet certains frais de mise en marché du livre.ÌýD’autres agents interviennentÌýaussiÌýdans l’équation, notamment. Mentionnons entre autresÌýle diffuseur qui s’assure que les livres sont bien placés en librairie, les libraires dont la survie dépend des ventes et quiÌýassument leur part de risque, les critiques littéraires dont on ne comprend pas toujours toutes les motivations et le lecteur qui achète le produit.ÌýOui, le produit.ÌýOnÌýoublie souvent que le livreÌýdemeure un bien échangé. Attention, je ne fais pas partie de ceux qui croient que cette réalité commerciale rend le livreÌýcomparableÌýà un cageot d’abricots, mais en toute sincérité,Ìýje neÌýveux pasÌýtravaillerÌýpour des prunes.ÌýEt écrire, c’est du travail.Ìý

RetournonsÌýà notreÌýcouple originelÌýdu monde littéraire : l’éditeur et l’auteur.ÌýRappelons qu’ils ont signé un contratÌýen vertu duquel l’auteur cède les droits sur son Å“uvre à son éditeur. Ce dernier s’engage à publier et à tout faire pour que le livre soit acheté et lu. Ce contrat inclut toujours une clause portant sur les droits de traduction que l’auteur cède habituellement à la signature du contrat. Rares sont les éditeurs qui accepteraient de signer un contrat qui les priverait de ces droits de traduction. Pourquoi? Tout simplement parce qu’en ce bas monde,Ìýces droitsÌýse vendent et s’achètentÌýcomme l’honneur et la sainteté. Pour optimiser ses profitsÌýet,Ìýde fait,Ìýréduire les risques, un éditeur américain essaiera par exemple de vendre les droits d’un roman qu’il a publié en anglais aux États-Unis à des éditeurs étrangers. Chacune de ces ventes de droits engendrera un nouveau contrat d’édition qui prévoit le versement de nouveaux droits d’auteurs à l’éditeur et à l’auteur en langue originale.ÌýÌý

Ce sont donc les éditeursÌýen langue cibleÌýqui choisissent les titres qui seront traduits. Ils le font par l’achat de droit à unÌýautre éditeur. Dans le monde anglo-saxon, les auteurs cèdent souvent leurs droits à un agent littéraire qui s’occupe de toutes les négociations avec les éditeurs, peu importe la langue. Mais on en revient toujours à ce constat : c’est l’éditeur qui décide non seulement de ce qui sera traduit, mais aussi de l’identité de la personneÌýqui va traduire.ÌýEn effet, dans le cas d’une traduction littéraire, c’est l’éditeur en langue d’arrivée qui assume le risque de traduire une Å“uvre. Pour bien gérer ceÌýrisque, il lui faut avoirÌýles coudées franches, c’est-à-dire qu’il doit pouvoir choisir la personne qui traduira le livre.ÌýÌý

À titre d’agent du monde de la traduction littéraire, l’auteur a un pouvoir à la fois immense et limité. Sans lui, la chaîne du livre n’existerait pas.ÌýÉtonnamment, son pouvoir de décision sur des évènements comme la traduction de ses livres ou les détails de leur mise en marché lui échappentÌýsouventÌýcomplètement.ÌýLe droit de traduire étant monnayable en vertu d’un contrat d’édition, la traduction littéraire est soumise aux règles d’un système qui, sauf exception, exclut l’auteur de l’équation de la traduction. Le système s’attend à autre chose de lui.ÌýÀ quoi? À ce qu’il écrive un livre qui fera naître chezÌýun éditeur l’envieÌýdeÌýs’adonner au péché de la traduction.Ìý

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