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Photo de Sylvie GermainSylvie Germain

(1954-...)

Dossier

Le roman selon Sylvie Germain

Des profondeurs vers la lumi猫re, de l'informul茅 vers le langage : Sylvie Germain ou l'aventure mystique du roman

脡crire un roman, c'est 脿 chaque fois partir 脿 l'aventure 鈥 dans le langage, les territoires de l'imagination, les grands espaces de la m茅moire,听dans l'inconnu, et m锚me l'insoup莽onn茅 de soi, des autres.聽 - S. Germain

Introduction : de la th猫se au roman.

C'est d'abord par int茅r锚t personnel que j'ai choisi de me pencher sur la vision du roman que pr茅sente la romanci猫re fran莽aise contemporaine Sylvie Germain. Cela me permettait, du m锚me coup, de faire entrer une femme de plus dans notre bibliographie en ligne, principalement masculine. Or je ne me doutais point que l'oeuvre de Sylvie Germain avait autant int茅ress茅 la critique 鈥 en effet un nombre consid茅rable de colloques, de journ茅es d'茅tude et d'ouvrages collectifs lui ont 茅t茅 consacr茅 ces derni猫res ann茅es 鈥, mais surtout, c'est avec surprise que j'ai pu constater qu'elle avait 茅norm茅ment r茅fl茅chi 脿 la question du roman, au point d'avoir mis sur pied sa propre 芦 petite th茅orie 禄. L'expression est la mienne, elle ne lui plairait certainement pas, car Sylvie Germain met justement de l'avant une conception 脿 la fois introspective et anti th茅orique du roman 鈥 cette forme rel猫ve de l'expression de ce qu'il y a de plus profond茅ment enfoui au fond de soi. Or il m'a sembl茅 que c'茅tait n茅anmoins ce qu'elle faisait.

Cette 芦 petite th茅orie 禄, elle la d茅veloppe principalement dans son essai portant sur l'art du roman,听Les personnages,聽publi茅 en 2004 chez Gallimard, qui, comme son titre l'indique, porte sur la notion de personnages romanesques. Si cet essai constitue la principale ressource sollicit茅e dans ce travail, je convoquerai 茅galement plusieurs entrevues (ou entretiens) qui permettront de compl茅ter ce tour d'horizon de la pens茅e du roman chez Sylvie Germain. En effet, la romanci猫re a donn茅, au cours de sa carri猫re, de nombreuses entrevues portant sur son processus d'茅criture, et m锚me lorsque les questions qui lui sont pos茅es portent sur un roman en particulier, elle saisit presque syst茅matiquement l'occasion pour 茅laborer sur la forme romanesque en g茅n茅ral.

La romanci猫re est n茅e en 1954, en France ; elle a fait des 茅tudes de philosophie aupr猫s d'Emmanuel L茅vinas dont la pens茅e l'a 芦 beaucoup marqu茅e et nourrie 禄 et avec qui elle a r茅dig茅 une th猫se de doctorat portant sur le visage humain. Elle a ensuite v茅cu 脿 Prague pendant quelques ann茅es o霉 elle a enseign茅 le fran莽ais et la philosophie et c'est dans cette ville qu'elle a 茅crit son premier roman,听Le livre des nuits聽qui remporte six prix litt茅raires lors de sa parution. Elle revient ensuite en France o霉 elle se consacre enti猫rement 脿 l'茅criture. Auteure tr猫s prolifique, elle a 茅crit plus d'une douzaine de romans et presque autant d'essais. 脌 noter que la plupart de ses textes essayistiques ne portent pas principalement sur la litt茅rature, mais rel猫vent le plus souvent du domaine du religieux, de l'茅thique et du spirituel. Elle a aussi produit plusieurs r茅cits po茅tiques en prose dont le plus connu est sans doute La pleurante des rues de Prague聽qui relate les apparitions inqui茅tante d'une femme sans visage et au corps immense qui erre, claudiquant, dans la capitale tch猫que, portant sur ses 茅paules le poids de la souffrance de ceux que l'Histoire a oubli茅s.

Quand on lui demande s'il lui a 茅t茅 difficile de passer de la th猫se au roman, Sylvie Germain r茅pond qu'au contraire, cela s'est fait tout naturellement, qu'apr猫s huit ann茅es d'茅tude en philosophie 脿 l'Universit茅, les questions qui l'avaient le plus 芦 taraud茅e 禄 茅taient 芦 rest茅es ouvertes, toujours 脿 vif 禄. 聽Elle les a donc abord茅es par 芦 une autre voie, la romanesque, hors concept 禄 et elle s'est sentie plus 脿 l'aise dans cet espace, car elle n'茅tait 芦 pas faite pour 锚tre philosophe, au sens rigoureux du terme (S. Germain 2005, p. 151).

Si Sylvie Germain se montre avare de d茅tails biographiques, elle est un peu plus bavarde lorsqu'il s'agit de pr茅senter ses influences litt茅raires. Les grands classiques fran莽ais 鈥 sans nier en avoir lu plusieurs 鈥, elle dit sans g锚ne ne pas les conna卯tre tr猫s bien et affirme que ceux-ci n'ont pas 茅t茅 d茅terminants dans son parcours. On a souvent soulign茅 la parent茅 de ses romans avec l'univers du conte, parent茅 que Sylvie Germain confirme tout 脿 fait : enfant, elle dit n'avoir pas beaucoup lu, mais aimait plut么t 芦 entendre 禄 des histoires et des contes. Elle dit : 芦 cela a certainement beaucoup jou茅 pour moi, les contes sont une v茅ritable ouverture, une forme de compr茅hension du monde 禄. Elle poursuit : 芦 le r茅el n'est pas du tout seulement 脿 deux dimensions 禄 et 芦 passer parfois par le biais de ce qu'on appelle le merveilleux ou un certain fantastique 禄 peut aider 脿 le r茅v茅ler (A. Schaffner et S. Germain 2005 a, p. 257)) Sa jeunesse quant 脿 elle aurait 茅t茅 marqu茅e par les 茅crivains scandinaves, allemands 芦 et surtout russes (Dosto茂evsky en t锚te) 禄( A. Dichy, A. Goulet et S. Germain 2015, p. 159)聽elle et avoue avoir toujours eu cette inclinaison pour l'Est et le Nord. Au d茅but de l'芒ge adulte, elle dit avoir red茅couvert l'univers du religieux 鈥 son m茅moire de ma卯trise portait d'ailleurs sur l'asc猫se chr茅tienne 鈥 et, nombreux sont les critiques 脿 le souligner, les 脡critures constituent le premier intertexte de son oeuvre romanesque. En entrevue, elle multiplie les r茅f茅rences aux figures religieuses 鈥 脿 quelques reprises elle dit 芦 pense[r] souvent 脿 la femme de Loth, qui se change en statue de sel 禄 (Ibid., 154) et c'est d'ailleurs le sort que conna卯t un de ses personnages f茅minins dans聽Le livre des nuits聽鈥 et elle explique que les textes bibliques, du fait de leur intemporalit茅, renferment une pr茅cieuse connaissance de l'锚tre humain : 芦 Les mythes, les grands textes religieux, parlent en profondeur de l'humain dont ils sondent les ab卯mes, versant lumi猫re et versant p茅nombre. Ils nous parlent de nous-m锚mes, toujours d'une 茅trange et vivace actualit茅 脿 travers les si猫cles, les mill茅naires 禄 ( N. Colleville et S. Germain 2006,听267) .

Parler de l'锚tre humain en en sondant les 芦 profondeur[s] 禄 et les 芦 ab卯mes 禄, tirant vers la 芦 lumi猫re 禄 ce qui jusque-l脿 demeurait cach茅 dans la 芦 p茅nombre 禄, c'est aussi, pr茅cis茅ment, ce que permet et ce que fait le roman, selon Sylvie Germain. Je me pencherai d'abord sur son rapport aux 芦 images禄, v茅ritables points de d茅part de l'茅criture et sur lesquelles elle revient sans cesse en entrevue. Puis je m'attarderai 脿 sa 芦 petite th茅orie 禄 du personnage, avant d'arriver aux diff茅rentes d茅finitions que propose Sylvie Germain du m茅tier et du travail de romancier. Je terminerai sur le caract猫re mythique, mystique et all茅gorique de sa pens茅e du roman et qui la rend singuli猫re et la distingue des autres conceptions contemporaines du genre.

I. Aux sources du romanesque : l'inconscient, l'imaginaire et 芦 l'image mentale 禄 ou comment 芦 茅crire un roman est toujours une aventure 禄.

芦 脡crire c'est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre 脿 茅couter la langue l脿 o霉 elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au coeur des mots 禄 (S. Germain 2005, p. 12): c'est sur cette remarque m茅tar茅flexive portant sur le geste d'茅criture que s'ouvre le roman聽Magnus. Dans une entrevue ayant pour sujet ce dernier opus, la romanci猫re explique que cette 芦 fosse du souffleur 禄 est une 芦 image (parmi bien d'autres) de ce fond d'inconscient, de m茅moire et d'oubli m锚l茅s que nous portons tous et o霉 se fabrique notre imaginaire 禄 (N. Colleville et S. Germain 2006,听p. 268). En effet, 脿 la question : 芦 qu'est-ce qui 鈥減rovoque鈥 le roman chez vous ? 禄, Sylvie Germain est sans 茅quivoque : 芦 des images r茅elles ou oniriques禄 (M. Magill et S. Germain 1999, p. 335). Mais avant de m'arr锚ter plus longuement sur la notion d' 芦 image 禄, j'en profite pour souligner le recours que fait Sylvie Germain (toujours dans cette citation tir茅e de son entrevue sur聽Magnus) 脿 deux concepts 鈥 souvent critiqu茅s par les 茅tudes litt茅raires, mais qui, chez Sylvie Germain, semble semblent aller tout naturellement de pair avec la pratique du roman 鈥, soit l'inconscient et l'imaginaire collectif, qui sont justement intimement li茅s 脿 ces fameuses 芦 images 禄.聽

En ce qui concerne le pr茅suppos茅 d'inconscient, il faut dire que chez Sylvie Germain l'茅criture romanesque semble se situer quelque part 脿 mi-chemin entre le r锚ve et la r茅alit茅 ; on y est 芦 comme dans un r锚ve diurne, une r锚verie incluant l'attention 禄 (Ibid., p. 338) affirme-t-elle. Ainsi, 芦 茅crire, c'est 脿 la fois donner libre cours 脿 l'inconscient, 脿 l'imagination, 脿 l'impr茅vu, et aussi tendre son attention, observer les autres, travailler sur le vraisemblable. De toute fa莽on le r锚ve et la r茅alit茅 s'interp茅n猫trent constamment 禄 (Idem). En d'autres mots, il s'agit de travailler de fa莽on consciente et rigoureuse sur ce qui 茅mane de l'inconscient. Quant 脿 cet autre pr茅suppos茅 th茅orique de Sylvie Germain, celui d'un imaginaire collectif, la romanci猫re le d茅finit ainsi :聽

Notre imaginaire est p茅tri par toute une m茅moire sociale, collective et culturelle. Les animaux, les arbres, les plantes, les couleurs, ne repr茅sentent pas les m锚mes symboles selon les diff茅rentes cultures. Quand on 茅crit on puise plus ou moins consciemment dans un vaste fonds commun de r茅f茅rences, de valeurs, d'images. (M. Magill et S. Germain 1999, p. 338).听

Ainsi, pour r茅concilier ces trois termes, les 芦 images 禄 鈥 aussi appel茅es les 芦 image[s] mentale[s] 禄 鈥, sont pour Sylvie Germain le produit de 芦 notre 禄 imaginaire collectif et elles se pr茅sentent 脿 l'inconscient du romancier.聽

En effet, d猫s son premier roman,听Le livre des nuits,聽Sylvie Germain dit ne pas 锚tre partie d'une id茅e ou d'un projet, mais bien d'une image et elle affirme qu'芦 il en a toujours 茅t茅 ainsi par la suite 禄, notant au passage que cela est 芦 assez fr茅quent 禄 chez les romanciers (A. Goulet et S. Germain XXX, p. 257). Ainsi, cette image qui s'est impos茅e 脿 elle et qui a donn茅 naissance 脿 son oeuvre romanesque est celle de la lutte de Jacob avec l'ange dans la Gen猫se, telle que la repr茅sente Delacroix dans sa c茅l猫bre fresque, et qui incarne selon elle, une 芦 m茅taphore splendide du destin de tout 锚tre humain 禄, l'ange y figurant 芦 une force qui nous d茅passe 禄 (Ibid., p. 258).听

Il faut dire que聽Le livre des nuits聽met effectivement en sc猫ne la lutte d'un homme, celle de Nuit-d'Or-Gueule-de-Loup et de sa descendance nombreuse, avec les forces obscures et belliqueuses de l'Histoire et vis-脿-vis de laquelle il se 芦 sent 禄 tout 脿 fait d茅pass茅. Sylvie Germain affirme que 芦 c'est 脿 cause de cette image qu'[elle est] partie, sans savoir o霉 [elle] allai[t], dans l'aventure romanesque禄 (Idem). Si elle emploie sans cesse le terme 芦 aventure 禄 pour r茅f茅rer 脿 l'茅criture romanesque, c'est en raison de la part d'impr茅vu qui lui est intrins猫que. En effet, lorsque le romancier entame sa qu锚te, il ne sait pas o霉 celle-ci le m猫nera, car les images sont bien souvent fuyantes, comme celle de la lutte de Jacob avec l'ange qui 芦 se retirait 脿 mesure [qu'elle] 茅crivai[t], et il [lui] fallu deux livres, soit presque sept cents pages en tout, pour arriver 脿 une reprise de cette image 禄 (Idem).听

脌 partir des diff茅rents propos tenus par Sylvie Germain sur 芦 l'image 禄 dans divers textes et entrevues, j'ai tent茅 de sortir du cas de figure de son premier roman et de d茅gager de mani猫re plus g茅n茅rale les s茅quences du processus de cr茅ation qu'elle suppose. Le premier moment semble correspondre avec l'apparition de l'image dans la conscience du romancier ; le deuxi猫me 鈥 et c'est ce qui la rend d茅terminante pour un roman donn茅 鈥 avec sa persistance : 芦 Quand une image s'impose, et dure dans son 鈥渁rr锚t鈥, je finis par essayer de la mettre en mouvement, pour savoir ce qu'elle a 脿 me dire禄 (Ibid., p. 262). Elle explique qu'il 芦 y a une sorte d'image mentale qui [lui] vient, qui se forme, et c'est le fait qu'elle perdure qui commence 脿 [l]'intriguer 禄 (D. Glaimain et S. Germain 2005, en ligne).

C'est donc un arr锚t sur l'image qui provoque en elle le 芦 d茅sir d'茅criture 禄 et c'est l脿 le point de d茅part de l'aventure romanesque : c'est 芦 le rythme de l'茅criture qui d茅veloppe l'image, au sens photographique et narratif, et ce d茅veloppement est 脿 chaque fois une sorte d'aventure禄 (A. Goulet et S. Germain聽XXX,聽p. 262). Mais ce processus, qui est au fond celui de la mise en intrigue, est loin d'锚tre lin茅aire et organis茅. Au sujet des ann茅es d'茅criture de Magnus, elle dit qu'une fois qu'elle a commenc茅 脿 茅crire, elle n'a 芦 quasiment 禄 pas eu l'id茅e d'o霉 elle allait, de ce qui allait se passer. Et comme cette image elle l'a 芦 ressass茅e pendant plus de deux ans 禄, il a eu le temps de se passer 芦 plein de choses 禄 :聽

Les lectures que vous faites, ce que vous entendez, ce que vous lisez dans les journaux, les choses anodines ou importantes, les choses de l'Histoire, ce qui vous arrive dans votre vie ou dans la vie des autres, les films, les 茅motions, les sentiments... Tout cela, l'air de rien, vient s'agglom茅rer, comme un ph茅nom猫ne de cristallisation autour de cette image mentale qui est l脿 (D. Glaimain et S. Germain 2005, en ligne).

La romanci猫re d茅crit ce processus de mise en r茅cit comme 茅tant 芦 tr猫s rhizomatique 禄, en ce qu'il se forme de 芦 liens inattendus 禄 tandis que 芦 les souvenirs et vagues pens茅es remont茅s de l'oubli s'茅chev猫lent en tous sens, s'entrelacent, forment de nouveaux r茅seaux d'images et d'id茅es鈥︹壜 (A. Goulet et S. Germain XXX, p. 259). Et c'est justement ce qui lui pla卯t dans l'茅criture romanesque, ce qu'elle appelle 芦 cette surprise 脿 soi-m锚me 禄 et o霉 芦 les mots appellent les mots 禄 et o霉 芦 les images provoquent d'autres images禄 (M. Magill et S. Germain 1999, p. 335). Bref, la romanci猫re avoue ne jamais avoir de 芦 plan de d茅part 禄, ni m锚me 芦 d'id茅es pr茅cises 禄 de l脿 o霉 elle va aller : 芦 il y a juste un d茅sir qui se met en mouvement et le r茅cit s'improvise au fur et 脿 mesure. Souvent j'ignore comment va 茅voluer l'histoire et les personnages m'茅chappent comme s'ils avaient une vie propre禄 (Idem).听

II. Les personnages romanesques et leur existence propre : le romancier 芦 harcel茅 禄.

On comprend assez rapidement que les fameuses 芦 images 禄 qui sont 脿 l'origine des romans sont tr猫s souvent synonymes de 芦 personnages 禄, comme cela semble 锚tre le cas ici dans cette description de l'image qui lui fit 茅crire聽Magnus聽: 芦 Celle-l脿, quand elle est venue, c'茅tait un homme vu de dos au fond d'une sorte d'impasse, la nuit禄 (D. Glaimain et S. Germain 2005, en ligne). L'association entre les 芦 images mentales 禄 et 芦 personnages 禄 est explicit茅e dans la citation qui suit, l'image 茅tant le moyen par lequel le personnage se pr茅sente 脿 la conscience du romancier :聽

Du d茅but 脿 la fin de sa visite sous forme d'image crypto-frontale, il [le personnage] reste seul. Des mois, des ann茅es, farouchement seul. Il ne se l猫ve, ne s'anime et ne se laisse rejoindre par d'autres personnages qu'脿 partir du moment o霉 son 芦 h么te 禄 d茅cide enfin de se mettre en mouvement d'茅criture pour tenter de convertir son image obs茅dante en r茅cit (S. Germain 2004, p. 13).

Quand Sylvie Germain r茅fl茅chit son processus romanesque en termes de 芦 personnages 禄 plut么t que d' 芦 images 禄, elle utilise davantage les verbes transitifs ; les personnages 芦 visitent 禄, 芦 surgissent 禄, 芦 entrent 禄, 芦 s'installent 禄, etc. Que les personnages romanesques aient (presque) une existence 脿 part enti猫re 鈥 ou encore que tout cela se passe 芦 comme s'ils avaient une existence propre 禄, selon l'extrait cit茅 plus haut 鈥, c'est un des points centraux de la vision du roman de Sylvie Germain. Plus encore, les personnages pr茅existent aux romans auxquels ils participent : ils 芦 n'habitent qu'en apparence dans les livres qui les ont d茅livr茅s de leurs limbes, ils n'aspirent qu'脿 s'en aller d茅ambuler en tous, 脿 transhumer d'un imaginaire 脿 un autre, 脿 visiter beaucoup de pays mentaux. Ils n'appartiennent 脿 personne 禄 (Idem).

Ainsi, les personnages qui figurent dans l'oeuvre d'un romancier ne sont pas ses personnages ; ils ne lui appartiennent pas. Ils font simplement irruption sans pr茅venir dans sa conscience. Mais d'o霉 arrivent-ils, d'o霉 viennent-ils exactement ? C'est une question que ne peut s'emp锚cher de se poser Sylvie Germain, mais 脿 laquelle elle n'offre pas de r茅ponse claire, puisqu'elle n'en a pas : 芦 leur surgissement dans l'imaginaire de l'auteur reste pour moi une 茅nigme 禄 (A. Schaffner et S. Germain 2005, p. 256). C'est pr茅cis茅ment sur ce myst猫re que s'ouvre son essai聽Les Personnages听:听

Un jour ils sont l脿. Un jour, sans aucun souci de l'heure.
On ne sait pas d'o霉 ils viennent, ni pourquoi ni comment ils sont entr茅s. Ils sont entr茅s. Ils entrent toujours ainsi, 脿 l'improviste et par effraction. Et cela sans faire de bruit, sans d茅g芒ts apparents. Ils ont une stup茅fiante discr茅tion de passe-muraille.
Ils : les personnages.
On ignore tout d'eux, mais d'embl茅e on sent qu'ils vont durablement imposer leur pr茅sence (S. Germain 2004, p. 11).听

C'est dans une entrevue portant sur聽Magnus聽que Sylvie Germain s'aventure le plus loin sur l'origine des personnages romanesques. Mais en m锚me temps, elle ne pourrait pas 锚tre plus 茅vasive sur ces emplacements originaires, puisqu'elle recourt encore une fois de plus aux profondeurs de l'inconscient et de l'imaginaire :聽

Les personnages sont comme nos souvenirs, nos r锚ves et nos d茅sirs : ils sont mouvants et viennent dans notre m茅moire, hantent parfois nos pens茅es, notre coeur, notre chair et puis s'茅loignent, glissent dans l'oubli, pour revenir 脿 nouveau, plus tard, 脿 la fois m锚mes et autres. Ils ont une vie dans notre imaginaire, lequel n'est pas toujours sous la lumi猫re de notre conscience. Le fait d'茅crire a cet 茅trange pouvoir de ranimer des souvenirs enfouis, parfois m锚me si enfouis qu'on ignorait les avoir, de raviver des d茅sirs et des pens茅es que notre conscience avait perdu de vue (N. Colleville et S. Germain 2006, p. 267)聽

Encore une fois, la conception de l'茅criture romanesque qui se d茅gage de ce passage converge vers un mouvement de mise au grand jour de ce qui est (ou de ce qui 茅tait) 脿 l'origine, enfoui dans les profondeurs de la conscience. C'est ce que Sylvie Germain pr茅sente comme 茅tant la deuxi猫me naissance du personnage : 芦 脌 peine n茅 脿 notre conscience, chaque personnage souhaite na卯tre de nouveau, autrement. Il veut na卯tre au langage, s'y d茅ployer, y respirer. S'y exprimer. Il veut avoir une vie textuelle禄 (S. Germain 2004, p. 17). Ainsi, pour Sylvie Germain, il est moins important de conna卯tre exactement d'o霉 viennent les personnages que d'锚tre 脿 l'茅coute de ce qu'ils ont 脿 dire. Les 茅couter 鈥 c'est-脿-dire plonger au fond de soi, puisqu'ils sont paradoxalement muets 鈥, c'est aussi r茅pondre 脿 leur appel, c'est-脿-dire se lancer dans l'茅criture d'un roman :聽

Car chaque personnage, dans mes romans, est toujours apparu 鈥渄e lui-m锚me鈥, sans que je l'invite, le b芒tisse, le d茅cide 脿 l'avance. L脿, est, 脿 mes yeux, la grande aventure du roman pour le romancier : r茅pondre 脿 l'appel muet lanc茅 par le personnage (encore priv茅 d'histoire, de tout) qui un jour se pr茅sente 脿 sa pens茅e, 脿 son imagination 鈥 et s'installe 鈥渓脿鈥 avec une patience min茅rale [鈥 (A. Schaffner et S. Germain 2005, p. 256)

Ainsi, s'il lui est impossible d茅terminer d'o霉 viennent les personnages, Sylvie Germain tente de fournir quelques r茅ponses 脿 la question 芦 que sont-ils ? 禄. Elle en fait tant么t 芦 des suppliants muets禄 (S. Germain 2004, p. 20), tant么t des 芦 silhouette[s] 禄 qui 芦 pren[ent] s茅jour禄 (Ibid., p. 50) dans les pens茅es du romancier. Ils sont aussi des errants qui viennent 芦 cogner sans bruit sur le seuil de notre esprit d茅concert茅禄 (Ibid., p. 38), ou encore, des 芦 dormeurs clandestins 禄 :聽

Tous les personnages sont des dormeurs clandestins nourris de nos r锚ves et de nos pens茅es, eux-m锚mes p茅tris dans le limon des mythes et des fables, dans l'茅paisse rumeur du temps qui brasse les clameurs de l'Histoire et une myriade de voix singuli猫res, plus ou moins confuses. Des dormeurs embu茅s de nuit, p茅n茅tr茅s de chants lointains et de murmures, et tressaillant d'un d茅sir de jour, de chants audibles, de langage intelligible (Ibid., p. 14).

Je souligne que toutes ces d茅finitions, en plus de leur caract猫re m茅taphorique, ont 茅galement en commun d'apparenter les personnages 脿 des 锚tres marginaux 茅voluant dans l'univers de la nuit. En t茅moigne encore la pr茅c茅dente citation, o霉 c'est le roman (ou encore l'茅criture romanesque) qui les tire de cette noirceur lointaine pour les exposer au grand jour.聽

Enfin, les personnages incarnent 脿 ce point le coeur n茅vralgique de l'art du roman que Sylvie Germain n'h茅site pas 脿 faire r茅sider en eux toute la sp茅cificit茅 du genre romanesque vis-脿-vis des autres genres, notamment vis-脿-vis de la po茅sie. Si 芦 les romanciers ont beaucoup 脿 apprendre des po猫tes禄 (S. Germain 2004, p. 46), ils ne peuvent pas les imiter, ou encore moins les concurrencer, car les uns et les autres ne jouent pas sur le m锚me terrain et un 茅cart irr茅ductible s茅pare ces deux formes. En effet, ce n'est pas 芦 le souci du po猫te 禄 de 芦 rendre vivant un personnage禄 (Ibid., p. 47), il n'est pas, lui, 芦 harcel[茅] 禄 par les exigences des personnages, comme peut l'锚tre le romancier. Non, l'enjeu est tout autre pour le po猫te : il 芦 affronte le langage et interroge l'existence sans la m茅diation de personnages. Ce sont les mots, 脿 vifs, qui le harc猫lent [鈥禄 (Ibid., p. 47).听

III. 芦 Tout romancier sait qu'il n'est pas 鈥 le ma卯tre de la maison鈥 禄.

Reste maintenant 脿 mesurer les implications d'une telle conception ontologique du personnage dans la fa莽on qu'a Sylvie Germain d'envisager le travail du romancier. D'une part il faut dire qu'elle place l'茅criture romanesque sur un terrain tr猫s personnel, celle-ci 茅tant command茅e par une n茅cessit茅 interne. Cela m'a sembl茅 tr猫s important : le romancier n'茅crit pas pour le lecteur, il 茅crit pour lui-m锚me, et parce, sous la pression de 芦 ses 禄 personnages, il en est oblig茅 :

C'est triste 脿 dire, mais on ne pense pas du tout au lecteur 脿 chaque fois que l'on se met 脿 茅crire. C'est tout b锚te, tout simple ; on 茅prouve vraiment une n茅cessit茅 profonde de le faire, on est comme taraud茅 de l'int茅rieur. Dans un premier temps, qui est le temps de l'茅criture, je suis d茅j脿 dans un rapport presque passionnel, virtuel, imaginaire. C'est une sorte de passion un peu active qui donne envie de passer 脿 l'acte, de continuer (D. Glaimain et S. Germain 2005, en ligne).

D'autre part, et malgr茅 la nature introspective de l'茅criture, en laissant toute la place aux personnages, Sylvie Germain ne peut pas faire du romancier un cr茅ateur, au sens fort du terme. Elle d茅crit plut么t son travail comme 茅tant 芦 aussi passif qu'inventif 禄 (S. Germain 2004, p. 39-40). Passif, au sens o霉 鈥 nous venons de le voir 鈥 c'est le personnage qui met tout en branle ; le romancier devient alors le 芦 lecteur 禄 de ses personnages, et c'est l脿 une premi猫re d茅finition qu'elle donne de son travail. Mais ce faisant, il est par l脿 m锚me inventif, car :

il ne peut 鈥渂ien鈥 lire (entendre, comprendre, interpr茅ter) ce que semble vouloir lui dire le personnage qui le taraude qu'en 茅crivant : c'est le geste d'茅crire [鈥 qui dispense progressivement au romancier (mais 脿 un rythme souvent discontinu) un peu de clart茅, des brins de sens, lui ouvre des pistes. Le geste d'茅crire est toujours un geste de d茅livrance (Ibid.,, p. 40-41).

Ainsi, si c'est la pression des personnages qui fait 茅crire, c'est le fait d'茅crire qui permet au romancier de se lib茅rer de ses personnages, en les ext茅riorisant.

Le romancier n'est pas seulement un 芦 lecteur 禄, il est, le plus souvent, un 芦 traducteur 禄. Plus pr茅cis茅ment, elle explique dans son essai Les personnages que le romancier 芦 traduit ce qu'il y a de plus intime, de plus intuitif vers le commun, c'est-脿-dire la langue, le langage 禄. Elle poursuit : 芦 脡crire c'est traduire on ne sait m锚me pas quoi (un silence gros d'inconnu) dans les mots coutumiers de la langue. Traduire 脿 partir d'une 茅tranget茅 intime dans une langue qui appartient 脿 tous 禄 (Ibid., p. 24). En faisant du romancier un 芦 traducteur 禄, tout concourt dans les propos de Sylvie Germain 脿 茅carter le lecteur du sens original de l'oeuvre. En effet, si le romancier est le premier garant de l'oeuvre, s'il demeure 芦 le mieux plac茅 pour estimer la teneur en esprit de ses personnages 禄, si 芦 le lecteur n'a pas sa place ici 禄, c'est que ce dernier 芦 n'assiste pas 脿 la naissance des personnages, son r么le de juge n'intervient que bien plus tard, lorsque les d茅s sont d茅j脿 jet茅s, que le processus de traduction est achev茅禄 (Ibid., p. 33). Bref, c'est le romancier qui 芦 travaille 禄 et il travaille fort ; son ouvrage est 芦 un 茅trange travail de 鈥渢raduction鈥 d'images en mots, de pens茅es floues, d茅cousues, en narration structur茅e ; c'est un travail tr猫s prenant qui exige beaucoup de temps, d'attention, de patience禄 (M. Magill et S. Germain 1999, p. 335) .

Or si Sylvie Germain n'茅vacue pas totalement la dimension cr茅ative de ce travail en ajoutant que 芦 la fid茅lit茅 de cette traduction paradoxale r茅side pr茅cis茅ment dans la libert茅 et la spontan茅it茅 d'invention du romancier se mettant 脿 l'茅coute du personnage qui requiert son attention禄 (Idem), 脿 d'autres moments elle se montre plus cat茅gorique en disant que le romancier 芦 n'est au fond que le 鈥渟cribe鈥 de ses personnages 禄 (A. Schaffner et S. Germain 2005, p. 256). Dans le m锚me sens, elle 茅crit que 芦 le romancier est un scribe. Peu importe qu'il ait troqu茅 le burin, le stylet, le calame et la plume d'oie contre le stylo et 脿 pr茅sent le clavier d'une machine ou d'un ordinateur. Sa relation au texte qu'il produit est du m锚me ordre [鈥 禄 (S. Germain 2004, p. 39). En fait, le romancier est celui qui 芦 retranscrit 禄 parce qu'il est celui qui 茅coute, celui qui tend l'oreille aux bruits et aux paroles qui s茅vissent, quelque part au fond de sa conscience : 芦 Le romancier aurait donc 脿 d茅chiffrer les paroles mendiantes qui affleurent sa conscience et 脿 les transcrire noir sur blanc禄 (Ibid., p. 39). Il est 脿 noter que la romanci猫re se montre assez myst茅rieuse sur cet aspect pr茅cis du travail, les paroles n'茅tant pas celles des personnages 脿 proprement parler, car elle insiste, ceux-ci sont muets. En ce sens, les personnages sont plut么t 芦 les instruments qui s'offrent au romancier pour qu'il se mette 脿 l'茅coute de tous ces tr猫s bas bruits 禄 (Ibid., p. 67).

IV. Conception mythique, mystique et all茅gorique de l'art du roman : peau humaine et 芦 fable du monde 禄.

Or il semble que pour Sylvie Germain le romancier n'est pas seulement un 芦 scribe 禄 au sens o霉 il retranscrit ce que lui dictent ses personnages, mais aussi, et plus g茅n茅ralement, parce qu'il ne cr茅e rien de neuf, tout 茅tant en quelque sorte d茅j脿 l脿, dans le grand panth茅isme du monde :

Finalement on n'invente rien, on reprend la grande fable du monde. J'aime le mot fable, car pour moi 茅crire, c'est une affabulation, ce qui ne veut pas dire 茅crire n'importe quoi, mais plut么t essayer de rentrer dans le grand et continuel mouvement du temps et de l'histoire, de rentrer dans la fable du monde (A. Goulet et S. Germain XXX, p. 258).

De telles envol茅es 鈥 et elles sont nombreuses 鈥 tirent le discours de Sylvie Germain sur le roman du c么t茅 de la mystique, 脿 mille lieues de l'茅criture de la temporalit茅 quotidienne qui caract茅rise par exemple un regard r茅aliste ou minimaliste sur le romanesque. Au contraire, l'art du roman a ici plut么t 脿 voir avec le fait de rejoindre des temps imm茅moriaux o霉 il s'agit tant么t, comme dans l'extrait pr茅c茅dent, de 芦 rentrer dans la grande fable du monde 禄 ; tant么t, de reconnecter avec un certain primitivisme. Elle dit par exemple que le travail qui revient au romancier consiste 脿 - selon cette expression emprunt茅e 脿 Mallarm茅 - 聽芦 revivifier les mots de la tribu 禄 (S. Germain 2011, p. 168) qu'il 芦 traque en l'homme et en la femme la part d'ombre, de sauvagerie禄 (S. Germain 2004, p. 66-670). Autre exemple, elle soutient que le romancier est h茅ritier de l'Histoire 芦 dans laquelle il s'inscrit 禄 et dans laquelle 芦 un chant imm茅morial, ou plut么t une clameur 茅norme aux accents souvent ensauvag茅s, le pr茅c猫de, le talonne et l'environne 禄 (S. Germain 2011, p. 168).

Cette volont茅 de toucher 脿 l'archa茂sme, ou du moins 脿 un monde ancien trouve 茅cho 脿 m锚me sa conception de l'espace romanesque. En effet, la romanci猫re soutient que les lieux, dans le roman, ne sont pas de simples d茅cors, 芦 mais des espaces p茅tris de force, de sens qui couve, plus ou moins en sourdine. Forces telluriques, v茅g茅tales et animales m锚l茅es 脿 l'imaginaire des fables et des mythes, en ce qui concerne les 鈥渢erroirs鈥澛 (A. Schaffner et S. Germain 2005, p. 257) et forces de l'Histoire en ce qui concerne les villes, toute ville 茅tant d'ailleurs 芦 un immense roman de pierres, un palimpseste禄 (A. Goulet et S. Germain XXX, p. 261).

En terminant, on ne saurait donner un juste aper莽u des inclinaisons mystiques qui caract茅risent la pens茅e du roman de Sylvie Germain, sans un mot sur la version toute personnelle, immens茅ment all茅gorique, qu'elle propose de l'histoire de ce m锚me genre. Et sans surprise, cette histoire tient toute enti猫re dans une 芦 image 禄, soit celle de la peau 茅corch茅e de Barth茅lemy telle qu'elle est peinte par Michel-Ange sur la fresque du Jugement dernier, dans la chapelle Sixtine.

Il s'agit d'une peau vid茅e de son contenu, vid茅e du corps, vid茅e de sa personne et qui doit 锚tre raccommod茅e. Ce qui int茅resse pr茅cis茅ment Sylvie Germain dans cette image c'est 芦 qu'elle montre crument de quelle 茅trange 茅toffe est fait le corps humain 禄 et qu'en ce sens, 芦 cette peau s'offre comme une formidable m茅taphore du territoire qu'il revient au romancier d'explorer, d'interroger 禄 (S. Germain 2004, p. 79). La peau humaine serait 脿 la fois le 芦 support 禄 au roman 鈥 芦 on 茅crit toujours sur la peau humaine 禄 鈥 et son 芦 sujet 禄, car il n'y en a pas d'autres, affirme-t-elle, en profitant pour proclamer du m锚me coup sa filiation avec Marguerite Duras :

il n'y a pas d'autres sujets, pour le roman, que celui de l'in茅vidence de l'existence, de l'茅nigme in茅puisable de l'homme. [鈥 脡crire sur la peau, c'est faire r茅sonner les cris, les paroles, les silences, les appels, les soupirs qui couvent sous elle, dans la nuit de la chair ; c'est faire s'exsuder l' 鈥渙mbre interne鈥 que n'a cess茅 de traquer Marguerite Duras (Ibid., p. 81).

C'est aussi cette all茅gorie de la peau humaine qui lui permet enfin de pr茅ciser 鈥 m锚me si cela demeure immens茅ment myst茅rieux 鈥 ce qu'elle entend par 芦 l'茅coute des bruits et des paroles 禄 que le romancier est appel茅 脿 les retranscrire :

C'est donc sur la peau humaine qu'il se penche, lui aussi, pour proc茅der 脿 une auscultation. Ausculturare : 茅couter [鈥. 脡couter les bruits confus, diffus, qui chuintent, susurrent, feulent ou gargouillent 脿 l'int茅rieur du corps humain, dans les pliss茅s de sa chair, dans les plis de son coeur, dans les replis de ses pens茅es, dans les pliures de ses d茅sirs (Ibid., p. 67).

Bref, c'est ce raisonnement all茅gorique qui l'am猫ne 脿 affirmer que 芦 toute l'histoire du roman consiste en ce dr么le de travail d'auscultation, de d茅pe莽age et de raccommodage en constante alternance, de grattage, tatouage, broderie sur la peau humaine ourl茅e de p茅nombres, tram茅e d'invisible禄 (Ibid., p. 80). Rendre l'invisible au visible, le muet 脿 l'audible, jeter de la lumi猫re sur l'obscur : c'est dans la r茅union de ces forces oppos茅es que semble ultimement r茅sider le pouvoir du roman, selon Sylvie Germain.

Conclusion. La th猫se dans le roman : sp茅culations sur le vrai 芦 visage 禄 des personnages.

En terminant, il m'appara卯t difficile de distinguer la grande fascination qu'entretient Sylvie Germain pour la peau humaine de sa fascination plus g茅n茅rale envers le corps humain, surtout pour le visage, c'est-脿-dire, en bonne disciple de L茅vinas, pour l'Autre. Et dans ce rapport aux autres, 脿 leurs corps, 脿 leurs visages, le romancier est 脿 nouveau pr茅sent茅 comme un 芦 lecteur 禄 et en 芦 lisant 禄 continuellement les autres, il est sans cesse renvoy茅 au grand fond de l'existence commune :

On n'茅crirait rien si on n'avait pas au pr茅alable beaucoup lu 鈥 pas seulement des livres, bien s没r, mais aussi la vie, le temps qui passe, les 茅v茅nements proches ou lointains qui ont lieu, et les autres, tant dans leurs paroles que dans leurs agissements, leurs comportements, leurs visages et leurs corps, et soi-m锚me, p茅tris dans la m锚me p芒te, la m锚me glaise, la m锚me boue que tous les autres. On n'茅crirait rien si on ne proc茅dait pas 脿 une lecture continue du monde [鈥 (Ibid., p. 39).

Pour Sylvie Germain, le visage exc猫de la stricte dimension litt茅raire ; c'est une 茅thique du vivre, la source de la compassion, la rencontre du fini et de l'infini, mais aussi une source in茅puisable de questions ; des probl猫mes, des questionnements que de son propre aveu elle n'a jamais pu r茅soudre enti猫rement :

Ce qui a motiv茅 mon choix de th猫se, c'est 鈥渓e simple fait鈥 que rencontrer un visage humain est toujours infiniment troublant. Dans la peinture et la photographie, les portraits ont toujours retenu particuli猫rement mon attention. Il y a quelque chose d'in茅puisable dans 鈥渓'茅vidence/in茅vidence鈥 qu'est un visage, dans le myst猫re qu'il rec猫le (A. Goulet et S. Germain XXX, p. 262).

Ces m锚mes questions, initiatrices de sa th猫se doctorale, motivent certainement sa qu锚te romanesque. En effet, m锚me si Sylvie Germain d茅veloppe consid茅rablement moins sur le visage que sur les personnages et les images, on devine l'importance de cette br猫che, jamais r茅solue chez l'茅tudiante en philosophie, et plus tard chez la romanci猫re, car comme elle le dit ici :

il n'y a jamais vraiment de conclusion. Pourquoi un romancier se remet-il 脿 茅crire et un peintre 脿 repeindre ? C'est, je crois, parce qu'il 茅prouve une sorte d'insatisfaction, de sentiment d'inach猫vement. Ce qui est troublant, c'est qu'on est incapable de dire ce qu'on aurait pr茅cis茅ment voulu dire, mais le d茅sir de la dire est toujours l脿 (Ibid., p. 266).

Ainsi, l'aventure du roman telle que la d茅crit Sylvie Germain, qui prend 芦 sa source au fond de l'imaginaire, dans l'inconscient, les profondeurs de la m茅moire, r茅veillant des souvenirs, des sensations, des pens茅es qui sommeillaient et qui, sans l'茅criture, seraient peut-锚tre rest茅es dans les limbes 禄 (M. Magill et S. Germain 1999, p. 335), rel猫ve aussi, me semble-t-il, du domaine de la peinture, voire du portrait, dans la possibilit茅, ou plut么t la n茅cessit茅, qu'a chez elle le romancier de donner corps et visage 脿 ces 芦 silhouettes 禄 obscures et spectrales, ces 芦 dormeurs clandestins 禄 de la nuit que sont les personnages.

OUVRAGES CIT脡S :

  • COLLEVILLE Nicole et S. GERMAIN.聽芦 Sylvie Germain, la vie comme un palimpseste 禄, dans聽Livre/Echange聽(CRL Basse-Normandie), n潞 33, f茅vrier 2006.
  • DICHY, Albert, Alain GOULET et Sylvie. GERMAIN. 芦 Entretien avec Sylvie Germain 禄, dans聽Sylvie Germain devant le myst猫re, le fantastique, le merveilleux, Caen, Presses universitaires de Caen, 2015, p. 147-160.
  • GERMAIN, Sylvie.聽Les personnages, Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio 禄, 2004.
  • GERMAIN, Sylvie.聽Magnus, Paris, Albin Michel, 2005.
  • GERMAIN, Sylvie. 芦 Variation autour du verbe 鈥渢ester鈥 禄, dans聽Sylvie Germain. Les essais, un espace transg茅n茅rique, Amsterdam / New York, 2011, Rodopi, p. 167-171.
  • GERMAIN, Sylvie. 芦 脡chos du silence 禄, dans聽Sylvie Germain : rose des vents et de l'ailleurs聽: [actes du colloque, Exeter, 2001], Paris /Torino /Budapest, L'Harmattan, 2003, p. 217-221.
  • GLAIMAIN, Dorothy et Sylvie GERMAIN. 芦 Interview de Sylvie Germain. Au service des mots 禄,听Le Figaro, octobre 2005, [En ligne].
  • GOULET Alain et Sylvie GERMAIN. 芦 En guise de conclusion : questions 脿 Sylvie Germain 禄, dans聽L'univers de Sylvie Germain, Actes du colloque de Cerisy, 22-29 ao没t 2007, Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p. 309-320.
  • MAGILL, Mich猫le et Sylvie GERMAIN. 芦 Entretien鈥 avec Sylvie Germain 禄,听The French Review,聽vol. 73, n掳 2, d茅cembre 1999, p. 334-340.
  • SCHAFFNER, Alain et Sylvie GERMAIN. 芦 "脡crire un roman, c'est chaque fois partir 脿 l'aventure... ": Entretien avec Sylvie Germain 禄, dans聽Enqu锚te sur le roman romanesque (Le Gaulois, 1891), Amiens, coll. 芦 Romanesque 禄, Centre d'脡tudes du Roman et du Romanesque de l'Universit茅 de Picardie, 2005, p. 253-257.
  • SCHAFFNER, Alain. 芦 Entretien avec Sylvie Germain 禄,聽Roman 20-50, n掳 30, 2005, p. 107-115.

Bibliographie

Ouvrages cit茅s

Sylvie Germain n'a 茅crit qu'un seul essai sur le roman 脿 proprement parler :聽Les personnages. Les autres ressources sollicit茅es constituent pour la plupart des r茅ponses donn茅es dans le cadre d'entretiens portant principalement sur sa pratique d'茅criture. Ceux-ci sont souvent publi茅s dans des ouvrages critiques portant sur son oeuvre litt茅raire.

Entretiens :

RITCHER, V谩clav et Sylvie GERMAIN. 芦 Sylvie Germain: 鈥淥n ne peut r茅duire le roman 脿 l'art de raconter une histoire鈥 禄,聽Radio Prague. Rencontres litt茅raires, 14 mai 2005, [En ligne]

RITCHER, V谩clav et Sylvie GERMAIN. 芦 Sylvie Germain: Mon imaginaire s'est nourri de Prague et de la Boh锚me 禄,听Radio Prague. Rencontres litt茅raires, 14 mai 2005, [En ligne]

GLAIMAIN, Dorothy et Sylvie GERMAIN. 芦 Interview de Sylvie Germain. Au service des mots 禄,听Le Figaro, Octobre 2005, [En ligne].

MAGILL, Mich猫le et Sylvie GERMAIN. 鈥 芦 Entretien鈥 avec Sylvie Germain 禄,听The French Review, vol. 73, n掳 2, d茅cembre 1999, p. 334-340.

S. Germain et A. Goulet, 芦 Entretien de Sylvie Germain 禄聽

SCHAFFNER, Alain et Sylvie GERMAIN. 芦 "脡crire un roman, c'est chaque fois partir 脿 l'aventure... ": Entretien avec Sylvie Germain 禄, dans聽Enqu锚te sur le roman romanesque (Le Gaulois, 1891), Amiens, coll. 芦 Romanesque 禄, Centre d'脡tudes du Roman et du Romanesque de l'Universit茅 de Picardie, 2005, p. 253-257.

SCHAFFNER, Alain. 芦 Entretien avec Sylvie Germain 禄, Roman 20-50, n掳 30, 2005, p. 107-115.

GOULET Alain et Sylvie Germain. 芦 En guise de conclusion : questions 脿 Sylvie Germain 禄, dans聽L'univers de Sylvie Germain, Actes du colloque de Cerisy, 22-29 ao没t 2007, Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p. 309-320.

DICHY, Albert et Alain Goulet. 芦 Entretien avec Sylvie Germain 禄, dans聽Sylvie Germain devant le myst猫re, le fantastique, le merveilleux, Caen, Presses universitaires de Caen, p. 147-160.

COLLEVILLE Nathalie et Sylvie GERMAIN. 芦 La vie comme un palimpseste 禄 dans聽Livre/Echange (CRL Basse-Normandie), n潞 33, f茅vrier 2006.

Essais et conf茅rences :

GERMAIN, Sylvie.聽Les personnages, Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio 禄, 2004.

GERMAIN, Sylvie. 芦 Variation autour du verbe 鈥渢ester鈥 禄, dans聽Sylvie Germain. Les essais, un espace transg茅n茅rique, Amsterdam / New York, 2011, Rodopi, p. 167-171.

GERMAIN, Sylvie. 芦 脡chos du silence 禄, dans聽Sylvie Germain : rose des vents et de l'ailleurs : [actes du colloque, Exeter, 2001], Paris /Torino /Budapest, L'Harmattan, 2003, p. 217-221.

Citations

RITCHER, V谩clav et Sylvie GERMAIN. 芦 Sylvie Germain: 鈥淥n ne peut r茅duire le roman 脿 l'art de raconter une histoire鈥 禄,聽Radio Prague. Rencontres litt茅raires, 14 mai 2005, [En ligne].

芦 On ne peut r茅duire le roman 脿 l'art de raconter une histoire. Bien s没r, c'est 莽a, comme aussi le cin茅ma en un sens, il faut pouvoir raconter une histoire, mais 脿 la limite, un historien, un chroniqueur racontent aussi une histoire. Donc, cet art du roman est tr猫s particulier, et je crois qu'il doit faire advenir dans l'茅criture, dans la narration, quelque chose de sp茅cifique, que ni l'historien, ni le chroniqueur, ni le journaliste ne vont rendre, ne vont traduire. Et cette sp茅cificit茅, ce plus, ce je ne sais quoi comme on dit, c'est quelque chose qui est vraiment dans les profondeurs de l'humain, quelque chose de la folie humaine, de l'impens茅 de l'humain. Et un roman, qu'il soit bon ou pas au niveau de l'茅criture, pr茅sente un int茅r锚t 脿 partir du moment o霉 il surprend le lecteur en tant qu'锚tre humain, qui d茅couvre, f没t-ce par une petite porte, quelque chose d'insoup莽onn茅 de la folie humaine 禄.

RITCHER, V谩clav et Sylvie GERMAIN. 芦 Sylvie Germain: Mon imaginaire s'est nourri de Prague et de la Boh锚me 禄,听Radio Prague. Rencontres litt茅raires, 14 mai 2005, [En ligne].

芦Il 茅tait fabuleux 鈥℉rabal, je garde une grande admiration pour lui. Donc je consid茅rais 鈥╭u'il y avait suffisamment de grands 茅crivains ici. Que ce n'茅tait pas鈥 茅vident de capter l'atmosph猫re, l'esprit d'un pays. Je me suis鈥╥nconsciemment impr茅gn茅e par ce lieu, les ann茅es ont pass茅, je 鈥╟ontinuais 脿 茅crire mes romans qui se passaient en France alors que 鈥╦e vivais ici et peu 脿 peu il s'est pass茅 un 茅trange mouvement, que je le veuille ou non, comme si quelque chose de la France se d茅tachait de moi et par contre mon imaginaire, 脿 force de vivre 脿 Prague, a fini par 锚tre marqu茅 par Prague et la Boh锚me, par l'histoire de ce pays. Au bout de quelques ann茅es, au bout de cinq, six ans quand m锚me, mon imaginaire a 茅t茅 suffisamment nourri de ce lieu et j'ai 茅crit trois livres : un petit texte qui n'est pas un roman, La Pleurante des rues de Prague, et puis deux romans qui sont vraiment li茅s 脿 Prague禄.

GLAIMAIN, Dorothy et Sylvie GERMAIN. 芦 Interview de Sylvie Germain. Au service des mots 禄,听Le Figaro, Octobre 2005, [En ligne].

芦 C'est plut么t tr猫s difficile de se pr茅senter. Il y a peu 脿 dire. 脌 la limite, on ne devrait presque rien savoir d'un 茅crivain. Il y a d茅j脿 pas mal d'茅l茅ments autobiographiques connus. Je suis n茅e en 1954, j'ai fait des 茅tudes de philosophie, j'ai eu la chance, entre autres, d'avoir comme professeur Emmanuel Levinas, pens茅e qui m'a beaucoup marqu茅e et nourrie. J'ai v茅cu 脿 Prague quelques ann茅es, avant, pendant et apr猫s les 茅v茅nements et depuis maintenant douze ans, je vis de nouveau en France... Mais tout ce qui est de l'ordre personnel, de la vie priv茅e, je n'aime pas trop en parler 禄.

芦 Il y a une sorte d'image mentale qui me vient, qui se forme, et c'est le fait qu'elle perdure qui commence 脿 m'intriguer. C'est souvent une vision fort banale. Celle-l脿, quand elle est venue, c'茅tait un homme vu de dos au fond d'une sorte d'impasse, la nuit. Une fois que j'ai cette image et que je vais commencer 脿 茅crire, je n'ai quasiment pas l'id茅e d'o霉 je vais, de ce qui va se passer. Mais comme je l'ai ressass茅e pendant plus de deux ans, pendant ce temps, il se passe plein de choses. Les lectures que vous faites, ce que vous entendez, ce que vous lisez dans les journaux, les choses anodines ou importantes, les choses de l'Histoire, ce qui vous arrive dans votre vie ou dans la vie des autres, les films, les 茅motions, les sentiments... Tout cela l'air de rien vient s'agglom茅rer, comme un ph茅nom猫ne de cristallisation autour de cette image mentale qui est l脿 禄.

芦 C'est triste 脿 dire mais on ne pense pas du tout au lecteur 脿 chaque fois que l'on se met 脿 茅crire. C'est tout b锚te, tout simple ; on 茅prouve vraiment une n茅cessit茅 profonde de le faire, on est comme taraud茅 de l'int茅rieur. Dans un premier temps, qui est le temps de l'茅criture, je suis d茅j脿 dans un rapport presque passionnel, virtuel, imaginaire. C'est une sorte de passion un peu active qui donne envie de passer 脿 l'acte, de continuer 禄.

MAGILL, Mich猫le et Sylvie GERMAIN. 鈥 芦 Entretien鈥 avec Sylvie Germain 禄,听The French Review, vol. 73, n掳 2, d茅cembre 1999, p. 334-340.

芦 Lorsque j'茅tais jeune je voulais 茅tudier le dessin, la peinture, et je r锚vais de faire les Beaux-Arts, mais l'ann茅e du bac j'ai 茅t茅 si s茅duite par la philosophie que j'ai d茅cid茅 de poursuivre mes 茅tudes dans cette mati猫re. Quant 脿 l'茅criture romanesque, elle m'est venue peu 脿 peu, vers la fin de mes 茅tudes; une fois la th猫se de doctorat de troisi猫me cycle achev茅e, je n'avais plus de "pr茅texte" pour 茅crire et j'ai ressenti un grand d茅sarroi, un manque. Et c'est comme 莽a que j'ai commenc茅 脿 茅crire de la fiction, des contes pour enfants d'abord, puis des nouvelles. Sans prendre encore la mesure de l'importance qu'avait l'茅criture dans ma vie, j'ai commenc茅 mon premier roman. Et depuis je n'ai plus cess茅 d'茅crire 禄.

芦 En g茅n茅ral, je n'ai aucun plan de d茅part, pas m锚me d'id茅es pr茅cises, il y a juste un d茅sir qui se met en mouvement et le r茅cit s'improvise au fur et 脿 mesure. Souvent j'ignore comment va 茅voluer l'histoire et les personnages m'茅chappent, comme s'ils avaient une vie propre. Parfois il arrive que certains personnages que j'aurais voulu mettre en sc猫ne "r茅sistent" l'茅criture, se d茅robent, ne prennent pas consistance, tandis que d'autres, inattendus, s'imposent, accaparent un r么1e important. C'est 莽a qui me plait dans l'茅criture, cette surprise 脿 soi-m锚me; les mots appellent les mots, les images provoquent d'autres images; le r茅cit prend en fait sa source au fond de l'imaginaire, dans l'inconscient, les profondeurs de la m茅moire, r茅veillant des souvenirs, des sensations, des pens茅es qui sommeillaient et qui, sans l'茅criture, seraient peut-锚tre rest茅es dans les limbes 禄. (p. 335)

芦 Je ne me pose pas la question de savoir si mes textes sont r茅ussis, bons d'un point de vue litt茅raire; ce qui compte c'est de trouver une certaine ad茅quation, 脿 peu pr猫s satisfaisante, entre les visions int茅rieures qui suscitent le d茅sir d'茅crire et l'histoire mise en forme. C'est un 茅trange travail de "traduction" d'images en mots, de pens茅es floues, d茅cousues, en narration structur茅e; c'est un travail tr猫s prenant qui exige beaucoup de temps, d'attention, de patience, et qui dans le m锚me temps rel猫ve d'une n茅cessit茅 absolue et d'une gratuit茅 absolue, ce qui n'est pas le cas dans les autres activit茅s que l'on a en g茅n茅ral dans la soci茅t茅. J'ai d'ailleurs du mal a me consid茅rer comme un 茅crivain, au sens du statut social attach茅 a cette fonction 禄. (p. 335)

芦 La majorit茅 des livres actuellement 茅crits tomberont dans l'oubli, c'est 茅vident. En ce qui concerne mes romans je ne me pose pas la question et ce n'est aucunement un souci. Ce qui m'importe, c'est que le d茅sir d'茅crire reste intact, vivace, et que l'acte d'茅crire continue a r茅pondre a une n茅cessit茅 int茅rieure profonde; si le livre ensuite rencontre de la reconnaissance, ou m锚me un certain succ猫s, c'est une chance, un "cadeau" suppl茅mentaire, et s'il se heurte a l'indiff茅rence ou a des critiques tr猫s n茅gatives c'est bien s没r assez 茅prouvant, mais l脿 n'est pas l'essentiel 脿 mes yeux. C'est avant tout pour soi que l'on 茅crit, pour r茅pondre 脿 un besoin, poursuivre une qu锚te de sens (aussi baroque puisse 锚tre en apparence ce sens), pour tenter de mettre un peu d'ordre et de clart茅 dans son chaos int茅rieur. Et c'est d'ailleurs lorsqu'on 茅crit pour si qu'on a le plus de chance de toucher les autres 禄. ( p. 336)

芦 C'est difficile de faire un choix, on oublie fatalement un certain nombre d'auteurs qui pourtant, a telle ou telle 茅poque de notre vie, nous ont marqu茅s. Mais je peux mentionner les traces laiss茅es par les contes, par certains romans de Dosto茂evski, de Bernanos, de Carson McCullers, de Joseph Roth ... mais la liste est en fait beaucoup plus longue et elle varie au cours du temps, certaines influences s'estompant, d'autres se renfor莽ant. Mes 茅tudes de philosophie ont aussi forc茅ment laiss茅 des empreintes, la pens茅e d'Emmanuel Levinas m'a particuli猫rement 茅blouie. Et il y a la Bible; m锚me si ma connaissance en ce domaine reste tr猫s superficielle et insuffisante, la Bible a form茅 en partie ma vision du monde. Et il y a la po茅sie 禄. (p. 337)

芦 Notre imaginaire est p茅tri par toute une m茅moire sociale, collective et culturelle. Les animaux, les arbres, les plantes, les couleurs ne repr茅sentent pas les m锚mes symboles selon les diff茅rentes cultures. Quand on 茅crit, on puise plus ou moins consciemment dans un vaste fonds commun de r茅f茅rences, de valeurs, d'images 禄. (p. 337)

芦 Mais ce qui m'int茅resse dans l'茅criture, c'est la possibilit茅 de se d茅multiplier, de mettre en sc猫ne aussi bien un enfant, un homme ou une femme d'芒ges divers, des vieillards, et aussi des gens de caract猫res diff茅rents. Notre corps, sous son apparente unit茅, est pluriel, comme ces poup茅es russes renfermant toute une s茅rie d'autres poup茅es de taille d茅croissante 禄. (p. 338)

芦 Oui, comme dans un r锚ve diurne, une r锚verie incluant l'attention, car 茅crire c'est 脿 la fois donner libre cours a l'inconscient, a l'imagination, a l'impr茅vu, et aussi tendre son attention, observer les autres, travailler sur le vraisemblable. De toute fa莽on le r锚ve et la r茅alit茅 s'interp茅n猫trent constamment 禄. (p. 338)

S. Germain et A. Goulet, 芦 Entretien de Sylvie Germain 禄.

芦 Finalement on n'invente rien, on reprend la grande fable du monde. J'aime le mot fable, car pour moi 茅crire, c'est une affabulation, ce qui ne veut pas dire 茅crire n'importe quoi, mais plut么t essayer de rentrer dans le grand et continuel mouvement du temps et de l'histoire, de rentrer dans la fable du monde 禄 (p. 258).

芦 Ce qui se passe apr猫s [le surgissement de l'image] est tr猫s 鈥渞hizomatique鈥 : il se forme des liens inattendus, les souvenirs et vagues pens茅es remont茅s de l'oubli s'茅chevellent en tous sens, s'entrelacent, forment de nouveaux r茅seaux d'images et d'id茅es鈥 禄. (p. 259).听

芦 J'ai remarqu茅 que lorsqu'on est habit茅 par une ville, l'imaginaire qui se met en mouvement diff猫re de celui inspir茅 par un lieu tr猫s terrien. L'imaginaire r茅veill茅 n'est pas tout 脿 fait le m锚me : dans un cas, c'est le c么t茅 mythique li茅 脿 la terre, aux 茅l茅ments, au vent, aux animaux ; on va vite vers les grands mythes. Alors que quand le roman se d茅roule dans une ville, que ce soit Paris, Prague, ou n'importe quelle autre grande capitale, l'imaginaire est moins nourri par les mythes que par l'histoire du lieu. Toute ville ancienne est toujours d茅j脿 茅crite par l'histoire, par tous les morts ou les vivants qui en furent les habitants. Toute ville est un immense roman de pierres, un palimpseste 禄. (p. 261).

芦 Ce qui a motiv茅 mon choix de th猫se, c'est 鈥渓e simple fait鈥 que rencontrer un visage humain est toujours infiniment troublant. Dans la peinture et la photographie, les portraits ont toujours retenu particuli猫rement mon attention. Il y a quelque chose d'in茅puisable dans 鈥渓'茅vidence/in茅vidence鈥 qu'est un visage, dans le myst猫re qu'il rec猫le禄. (p. 262)

SCHAFFNER, Alain et Sylvie GERMAIN. 芦 "脡crire un roman, c'est chaque fois partir 脿 l'aventure... ": Entretien avec Sylvie Germain 禄, dans聽Enqu锚te sur le roman romanesque (Le Gaulois, 1891), Amiens, coll. 芦 Romanesque 禄, Centre d'脡tudes du Roman et du Romanesque de l'Universit茅 de Picardie, 2005, p. 253-257.

芦 La question des personnages est centrale, leur surgissement dans l'imaginaire de l'auteur reste pour moi une 茅nigme. Car chaque personnage, dans mes romans, est toujours apparu 鈥渄e lui-m锚me鈥, sans que je l'invite, le b芒tisse, le d茅cide 脿 l'avance. L脿 est, 脿 mes yeux, la grande aventure du roman pour le romancier : r茅pondre 脿 l'appel muet lanc茅 par le personnage (encore priv茅 d'histoire, de tout) qui un jour se pr茅sente 脿 sa pens茅e, 脿 son imagination 鈥 et s'installe 鈥渓脿鈥 avec une patience min茅rale [鈥 禄. (p. 256)

COLLEVILLE Nathalie et Sylvie GERMAIN. 芦 La vie comme un palimpseste 禄 dans聽Livre/Echange (CRL Basse-Normandie), n潞 33, f茅vrier 2006.

芦 Les personnages sont comme nos souvenirs, nos r锚ves et nos d茅sirs : ils sont mouvants et viennent dans notre m茅moire, hantent parfois nos pens茅es, notre coeur, notre chair et puis s'茅loignent, glissent dans l'oubli, pour revenir 脿 nouveau, plus tard, 脿 la fois m锚mes et autres. Ils ont une vie dans notre imaginaire, lequel n'est pas toujours sous la lumi猫re de notre conscience. Le fait d'茅crire a cet 茅trange pouvoir de ranimer des souvenirs enfouis, parfois m锚me si enfouis qu'on ignorait les avoir, de raviver des d茅sirs et des pens茅es que notre conscience avait perdu de vue 禄. (p. 267)

GERMAIN, Sylvie.聽Les personnages, Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio 禄, 2004.

芦 Un jour ils sont l脿. Un jour, sans aucun souci de l'heure.
On ne sait pas d'o霉 ils viennent, ni pourquoi ni comment ils sont entr茅s. Ils sont entr茅s. Ils entrent toujours ainsi, 脿 l'improviste et par effraction. Et cela sans faire de bruit, sans d茅g芒ts apparents. Ils ont une stup茅fiante discr茅tion de passe-muraille.
Ils : les personnages
On ignore tout d'eux, mais d'embl茅e on sent qu'ils vont durablement imposer leur pr茅sence 禄.( p. 11)

芦 Du d茅but 脿 la fin de sa visite sous forme d'image crypto-frontale, il reste seul. Des mois, des ann茅es, farouchement seul. Il ne se l猫ve, ne s'anime et ne se laisse rejoindre par d'autres personnages qu'脿 partir du moment o霉 son 芦 h么te 禄 d茅cide enfin de se mettre en mouvement d'茅criture pour tenter de convertir son image obs茅dante en r茅cit 禄. (p. 13)

芦 Tous les personnages sont des dormeurs clandestins nourris de nos r锚ves et de nos pens茅es, eux-m锚mes p茅tris dans le limon des mythes et des fables, dans l'茅paisse rumeur du temps qui brasse les clameurs de l'Histoire et une myriade de voix singuli猫res, plus o霉 moins confuses. Des dormeurs embu茅s de nuit, p茅n茅tr茅s de chants lointains et de murmures, et tressaillant d'un d茅sir de jour, de chants audibles, de langage intelligible 禄. (p. 14)

芦 脌 peine n茅 脿 notre conscience, chaque personnage souhaite na卯tre de nouveau, autrement. Il veut na卯tre au langage, s'y d茅ployer, y respirer. S'y exprimer.
Il veut avoir une vie textuelle 禄. (p. 17)

芦 Les personnages ne sont nullement des anges, ni les romanciers des proph猫tes, loin de l脿. Ils n'en proc猫dent pas moins de mani猫re comparable : les premiers captent toute l'attention des seconds. Et c'est eux-m锚mes 鈥 leur silhouette sans consistance encore 鈥 que les personnages offrent 脿 manger 脿 l'auteur du livre 脿 茅crire 禄. (p. 23)

芦 La faim d'茅crire, de traduire on ne sait m锚me pas quoi (un silence gros d'inconnu) dans les mots coutumiers de la langue. Traduire 脿 partir d'une 茅trange intime dans une langue qui appartient 脿 tous. Et cette traduction est pure improvisation.
La fid茅lit茅 de cette traduction paradoxale r茅side pr茅cis茅ment dans la libert茅 et la spontan茅it茅 d'invention du romancier se mettant 脿 l'茅coute du personnage qui requiert son attention, sa collaboration, et qui se montre souvent impr茅visible 禄. (p. 24)

芦 Ce ne sont pas des os, mais des ombres que le romancier (sur qui la fulgurante main de Dieu n茅glige de se poser) a 脿 vivifier. Et il ne l猫ve pas des arm茅es, ne met pas des foules en branles, juste quelques personnages, voire un seul au d茅but de son entreprise.
Quant aux nerfs qu'il doit tendre dans les corps immat茅riels qui se pr茅sentent 脿 lui, ils consistent en une structure et un rythme 脿 leur conf茅rer. La chair dont il doit les lester est 脿 la fois un 芦 poids 禄 d'humanit茅, une vraisemblance de caract猫re et une coh茅rence de destin 鈥 si tumultueux, saugrenu ou tragique soit celui-ci. Enfin la peau dont il doit les rev锚tir rel猫ve d'une grande singularit茅 ; toute peau humaine a un grain particulier [鈥 禄. (p. 30-31)

芦 Le romancier est-il d'ailleurs le mieux plac茅 pour estimer la teneur en esprit de ses personnages ? Cette 茅valuation n'茅choit-elle pas plut么t au lecteur, ce complice ambigu de l'茅crivain [鈥
Mais le lecteur n'a pas sa place ici, il n'assiste pas 脿 la naissance des personnages, son r么le de juge n'intervient que bien plus tard, lorsque les d茅s sont d茅j脿 jet茅s, que le processus de traduction est achev茅 禄. (p. 33)

芦 Les personnages n'habitent qu'en apparence dans les livres qui les ont d茅livr茅s de leurs limbes, ils n'aspirent qu'脿 s'en aller d茅ambuler en tous, 脿 transhumer d'un imaginaire 脿 un autre, 脿 visiter beaucoup de pays mentaux. Ils n'appartiennent 脿 personne 禄 (p. 34)

芦 De toute fa莽on, on n'茅crit jamais le livre que l'on r锚vait d'茅crire, faute de savoir au juste ce que l'on voulait 茅crire. 脌 chaque nouveau livre achev茅, on reste insatisfait, dubitatif. On a l'impression de s'锚tre 茅gar茅 en chemin [鈥 禄. (p. 88)

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